mercredi 9 mars 2011

Chère E.

Il y a 6 ans (6 ans déjà !), j'écrivais ces quelques lignes.
Écrites mais jamais envoyées. Pas eu le courage.

"A Bron, le 7 août 2005.

          Chère E.

Le temps à Lyon est au beau fixe. Pourtant, je n’ai cure d’en profiter.
Les plaisirs habituels me laissent sans joie et l’appétit me fait défaut.
Je regarde les heures passer en redoutant un appel improbable. Pourquoi m’appellerais-tu d’ailleurs ?

Puis, il y a cette question anodine que je ressasse jusqu’à en oublier le sens : « Tu viens souvent à Clermont-Ferrand ? ». Non, hélas, et pourtant j’irais tous les jours pour te voir si tu me le demandais. Pourquoi donc me suis-je empressé de débiter la plus plate des âneries : « Non, pour le boulot seulement. ». Faut-il être une machine pour n’avoir pas même compris le sens de la question ? Pour n’avoir pas même laissé une ouverture vers un échange plus sincère, plus authentique ?

J’ai sans cesse l’idée de toi. Pourtant, pas moyen de me souvenir de ton image sans faire appel à cette photo, prise par hasard, où je constate que tu n’es pas vraiment belle et que le soleil trop blanc déforme ton visage en grimace. Mais quelle est charmante, cette grimace ! Je la voudrais voir tous les jours, tout le temps, comme le visage d'un ange gardien doucement posé sur mon épaule.

J’ai peur de perdre mes repères. Jusqu’ici l’amour, c’était une histoire de phéromones et de conditionnement social, un phénomène expliqué scientifiquement, un mécanisme biologique ou sociologique pour assurer la reproduction de l’espèce, mais depuis toi, je ne comprends plus rien à rien.
Dans le monde que je m’étais imaginé, il y avait les femmes que l’on croise, celles que l’on regarde, celles que l’on respecte, celles que l’on admire et puis il y avait la femme, la seule et unique créature qui trouverait grâce à mes yeux, trop parfaite pour exister. Cela fait dix ans que je m’étais résigné au célibat et puis, te voilà, ne ressemblant à aucune des femmes de ma misérable classification mais admise dans chacune à la fois.
Voilà que je raye dix ans de ma vie en me demandant si je serais capable de construire ma vie avec toi. Du jour au lendemain, la vie à deux n’est plus un mythe, c’est une réalité presque tangible. Pourras-tu supporter mes travers ? Saurai-je te rendre heureuse ?…

J’admire la maîtresse femme qui est en toi, douce et combative, fidèle et déterminée. Je désire l’amante, insoumise et fière, que je devine dans ces gestes langoureux. Je souhaiterais presser contre mon cœur cette silhouette svelte et sportive, la couvrir de caresses, la parer de l’éclat du bonheur. Mais lorsque j’imagine cette vie à deux (Combien d’enfants aurons-nous ? Où irons-nous passer les prochaines vacances ? Comment supporter la belle famille ?…), je m’exècre et me hais. Le dégoût me vient de mon corps si laid, de mon âme si noire, de cette souillure que je porte, indélébile. Qui aimerait un croisement de Quasimodo et Dorian Gray ?

Alors, je me terre derrière les volets trop fins : les bêtes de l’ombre ne supportent guère l’éblouissement d’une lumière trop vive. Je m’enterre vivant dans ces pensées trop noires, dans ce semblant de vie monacale et je me convainc, contre toute évidence, que j’appartiens à cette nouvelle catégorie : les assexuels. Peu à peu le temps fera son effet, il mettra une croûte sur ces quelques souvenirs de toi et je croirai avoir oublié, espérant que tu ne réapparaîtras pas pour semer le tumulte dans ma poitrine."


Aujourd'hui, E. est "pacsée" avec quelqu'un rencontré entre-temps. Ils ont un enfant. Leur couple ne va pas très fort, paraît-il.
Pourquoi n'ai-je jamais envoyé cette lettre ? Ou une autre ? Pourquoi ai-je eu si peur du cataclysme que cela aurait pu produire dans ma vie trop bien rangée ?

A-t-on peur d'être heureux ? Je veux dire vraiment heureux.

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