Les besoins humains (nourriture, habillement, logement, déplacement, loisirs, culture...) sont satisfaits par la consommation de biens et de services, que la société produit à partir du travail de la population et du capital accumulé (machines, savoir-faire...). Les économistes représentent ce phénomène par une « fonction de production » qui écrit que la quantité totale de biens et services produits Q est une fonction des quantités mises en oeuvre de travail L (labor, en anglais) et de capital K (la lettre C étant généralement réservée pour désigner un coût). La forme exacte de cette fonction de production fait débat, (choix des variables elles-mêmes ?, flux/stocks ?, progrès technique ?, statique/dynamique ?, courbure locale ?, propriétés asymptotiques ?, valeurs observées des paramètres, etc.), débat qui nourrit les controverses de la pensée économique depuis au moins deux siècles.
Avec une certaine naïveté, la plupart des économistes considèrent généralement la fonction de production sous sa forme statique, arguant qu'il s'agit là de l'état d'équilibre de l'économie si toutes les ressources (travail, capital) sont utilisées à leur plein potentiel : avec des quantités de travail L et de capital K données, combien l'économie peut-elle produire de biens et services Q ? Ou plus précisément, les économistes raisonnent en accroissement : avec une augmentation du travail dL, du capital dK ou de la productivité, de combien augmenterait la quantité produite de biens et de services (ce que les économistes appellent « la croissance potentielle ») ? Raisonner sur une forme fonctionnelle statique (le temps n'est pas un paramètre), c'est ignorer que le système économique est un système dynamique, qui peut connaître l’hystérésis ou l'anticipation rationnelle, mais soit !
Les économistes supposent par ailleurs que tout ce qui est produit est consommé puisque la loi de l'offre et de la demande exclut de produire quelque chose que personne ne voudrait acheter. Dans la mesure où Q est une grandeur composite (on ajoute des pommes et des poires, en les pondérant via leur indice de prix observé sur les marchés), même les produits qui ne sont pas consommés (surplus de production invendus) sont en réalité consommés : ils deviennent des déchets qui sont « achetés » et « consommés » par les filières de traitement des déchets (même les filières les plus rudimentaires qui consistent à cacher le tout dans une grande décharge ou à bazarder cela dans un pays pauvre qui n'en demandait pas tant). Dès lors que quelqu'un met en oeuvre un peu de travail et/ou de capital pour transformer quelque chose, ce quelque chose est une production comptabilisée dans Q et mise au compte de la production de l'économie. Admettons.
Voilà pour les données du problème. Passons maintenant à la formulation de ce problème d'économie politique qui agite l'humanité depuis que le monde est monde.
Dans un monde idéal, tel que le rêvent les partisans de la « décroissance », les besoins humains ne sont pas illimités et doivent pouvoir être satisfaits grâce à une quantité finie de travail et de capital. A mesure que la productivité (du travail et du capital) augmente sous l'effet du progrès technique, les quantités de travail et de capital nécessaires pour satisfaire tous ses besoins doivent même se réduire, permettant notamment de libérer du temps d'oisiveté pour la population. Si le travail de 50% de la population suffit à satisfaire tous les besoins, cela fait donc 50% « d'inactifs », soit que ces inactifs sont des jeunes en phase de formation pour prendre ultérieurement la relève des travailleurs actuels, soit que ce sont des vieux désormais trop usés (trop chers?) pour continuer à travailler, soit que ce sont des chômeurs dont la société n'a pas besoin (ce que les économistes appellent le chômage structurel, mesuré par le Nairu).
Bref, dans un monde où les besoins humains sont finis, le travail est inégalement réparti au sein de la population – même si on le partage à tour de rôle entre les individus – ce qui pose un problème de répartition des richesses entre les individus (celui qui ne travaille pas mérite-t-il de recevoir autant que celui qui travaille?) et, par suite, d'incitation à l'effort (pourquoi un individu souhaiterait-il travailler s'il peut bénéficier des richesses produites sans travailler?). Un tel système suppose une foi inébranlable en la solidarité humaine, foi que les régimes communistes du 20ème siècle ont démontré, par leur chute, être un peu exagérée. Il n'en demeure pas moins que cette approche des choses fonctionne à peu près, modulo certains raffinements, et perdure en France dans de nombreux héritages du socialisme : assurance chômage, assurance vieillesse/dépendance, etc.
Qu'à cela ne tienne, puisque le problème vient de la répartition du travail entre les individus, il n'y a qu'à répartir la quantité de travail nécessaire entre tous les individus en âge de travailler. Chacun travaillerait un peu – mettons 4 heures par jour – et recevrait un salaire identique. Certes, mais c'est oublier là les libertés individuelles, puisqu'il faut alors obliger tout le monde à travailler 4 heures par jour et en même temps interdire à ceux qui le veulent (par exemple pour gagner plus) de travailler 8 heures par jour parce qu'ils prendraient le travail d'un autre. On voit que cette tentative de redistribution égalitaire des richesses est vouée à l'échec : il y a forcément des effets d'aubaine pour certains individus et des pertes nettes pour d'autres. Solidarité et liberté individuelle ne font pas bon ménage. Notre belle devise française en prend un coup : liberté, égalité et fraternité ne vont pas de soi simultanément.
L'autre approche, essentiellement opposée à celle des partisans de la « décroissance », est de considérer que les besoins humains sont illimités et qu'il faut viser à produire et consommer toujours plus (pas forcément plus en quantité, mais plus en qualité ou en diversité des produits). Cette assertion a longtemps été vraie en première approximation, tant que la trace humaine sur Terre restait marginale par rapport à l'immensité des ressources naturelles exploitables. Elle est largement mise en doute aujourd'hui même si, dans les faits, elle reste le moteur du système dit capitaliste.
Tant que la société réalise des gains de productivité, il est possible de produire la même chose qu'avant avec moins de ressources et de redéployer une partie du travail et du capital vers la production de nouveaux biens et services, qui prétendument rendront la population encore plus heureuse. Le phénomène n'est pas conscient, organisé, planifié ; il n'est que le résultat de la liberté qu'a chacun d'entreprendre. Par exemple, untel n'est pas satisfait de son boulot, il a une idée pour se mettre à son compte, crée son entreprise et développe un nouveau business qui fait florès. Rien de mal à cela en apparence, pourtant c'est bien la somme de ces comportements individuels qui produit cette « fuite en avant » du système économique vers le « toujours plus ». La dernière crise économique nous interroge sur la soutenabilité d'un tel système.
Alors, croissance ou décroissance ? Individualisme ou solidarité ? Innovation de produits ou innovation de procédés ? Réalisme capitaliste ou utopie socialiste ? Quel modèle choisir ? Faut-il choisir ? De toutes façons, diront certains, les ressources terrestres sont limitées donc in fine c'est la décroissance qui l'emportera. Certes, mais dans combien de temps ? Faut-il pour autant s'y mettre tout de suite alors que la croissance peut encore nous promettre de belles années ?
Au fond, à quoi sert la croissance ? (à suivre)
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